François Boucq, l'incarnation d'une intention

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Chez François Boucq, la relation trinitaire – un auteur, un dessinateur, un lecteur – favorise des perspectives inouïes. Échange informel autour de la série Bouncer, à la Librairie Kléber, à Strasbourg, en compagnie de Corentin, un jeune dessinateur publié chez les Humanoïdes Associés.

Vous avez pris l’habitude de demander aux lecteurs qui vous sollicitent pour une dédicace de se dessiner eux-mêmes. Que cherchez-vous à leur faire comprendre ?
Quand la personne se dessine, elle ne dessine pas seulement une représentation d’elle-même, elle représente la conscience qu’elle a d’elle-même. À force de dessiner des personnages, on se pose la question des pieds, des mains, du nez, de la bouche… Chaque élément dessiné renvoie à quelque chose de vécue par la personne. Elle va négliger certains aspects d’elle-même, en révéler d’autres : ça donne un portrait extrêmement évocateur de ce qu’est la personne. Il y a un phénomène qu’on peut apparenter à une forme d’incarnation. Nous ne nous situons pas dans une problématique qui ne serait que celle de l’esprit, mais nous sommes bien dans la réalisation du verbe. Ainsi, si on fait un retour en arrière, quand le lecteur me désigne un personnage qu’il souhaiterait voir représenter, il me montre comment il envisage sa propre incarnation, ainsi que les données qu’il n’est pas en mesure d’exprimer sur lui-même, mais sur lesquels, moi, je peux le renseigner.

Cette manière de faire s’inscrit-elle dans un projet particulier ?
C’est une démarche qui me fait prendre conscience que le dessin en général, et le dessin pour la bande dessinée en particulier, est un moyen qui n’est pas seulement artistique, mais thérapeutique. Le traumatisme renvoie à la négligence. Pourquoi la négligence ? Quand quelque chose souffre en nous, on va en parler et tenter de l’évacuer, mais on va rarement l’aborder de manière frontale, alors que cette chose peut se manifester de manière très différente, notamment par le biais du dessin. Le fait d’aider quelqu’un à dessiner une chose qui reste inconsciente pour lui, lui permet de rentrer dans la conscience de cette chose. S’il a été blessé, il va manifester cette blessure et on peut, par un geste qu’on peut qualifier d’analogique ou de symbolique, l’aider dans la phase incarnée de lui-même à cautériser la blessure qui lui a été infligée.

Cela peut-il expliquer le fait que vous explorez le monstrueux avec Alejandro Jodorowsky dans la série Bouncer, notamment ?
La monstruosité n’est qu’un a priori de celui qui croit avoir une idée de ce qu’est la beauté alors que dans la beauté et la monstruosité, je n’y vois que des particularités de l’incarnation. Quand je dessine une personne telle que je la vois je vais avoir tendance à réveiller, chez celui qui regarde, une idée particulière, y compris celle de la monstruosité alors que moi, mon personnage, je ne le vis pas comme quelqu’un de monstrueux, mais plutôt comme l’expression d’une spécificité. Alors, c’est sûr, dans le cas de Bouncer, l’ablation du bras correspond à une limitation, mais cette limitation engendre une compensation. Son handicap va me permettre de révéler le caractère héroïque du personnage. L’un des héritages de la bande dessinée est celui du conte traditionnel ou du mythe raconté. Avec Bouncer, j’explore un type de narration qui prend sa pleine dimension narcissique et qui me permet de révéler le caractère héroïque du lecteur lui-même.

Dans ce dernier cycle, on découvre des sœurs siamoises, un médecin très amoureux, brûlé, défiguré, un bandit effroyable, père de cinq enfants terrifiants, une source mystérieuse. Tous ces éléments naissent-ils des discussions avec Alejandro ?
Ces éléments apparaissent au fur et à mesure du récit. Avec Alejandro, on se téléphone et on envisage ensemble des situations : et si untel faisait cela ?, et si l’autre disait ceci ?, etc… Je prends l’exemple des sœurs. Dans une première version, elles n’étaient pas siamoises…

C’est amusant, mais à la lecture de Bouncer, on a le sentiment d’une vraie fusion de vos univers propres à Alejandro et à vous-même.
Au bout d’un moment, on ne sait plus ce qui vient de l’un et ce qui vient de l’autre. Et puis, il arrive comme dans un couple qu’on impose ses conditions : je veux bien faire ceci, mais accepte cela en retour ! Quand Alejandro me demande de dessiner un personnage avec une hache plantée dans la tête, je lui réponds que je vais d’abord voir si je suis capable de le lui créer et de le rendre crédible. Après, je lui dis : je veux bien que dans le scénario, tu m’intègres cinq enfants tueurs. On avance ainsi…

Et en même temps, vous vous retrouvez sur un terrain qui peut sembler neutre, celui du western.
Le problème du western, c’est qu’il était monopolisé par Giraud [le dessinateur des Blueberry, ndlr] depuis des années. Ça devenait un terrain tabou sans qu’on n’ose se le dire. Le travail de Giraud était tellement exemplaire que d’essayer de s’y confronter, ça s’apparentait à une forme de profanation. Je me suis autorisé à faire un western le jour où Giraud m’a proposé de dessiner un Blueberry.

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Dans Bouncer, le cadre renvoie au Spectre aux balles d’or ou à certains épisodes du cycle Chihuahua Pearl. Est-ce si difficile de sortir de ce cadre-là ?
Dans les cycles de Blueberry, le décor jouait son propre rôle. Je connais bien les images de Giraud, je les apprécie tellement que je les aie forcément quelque part en tête. Du coup, pour sortir de ce cadre, il faut retourner à la source : il faut se rendre là-bas, regarder les paysages, les photographier, les dessiner. Il faut également se replonger dans l’histoire de l’Ouest américain et dans la documentation d’époque sur les vêtements et les habitudes. Si on cherche à savoir comment ils tenaient leurs flingues, tout à coup naît une nouvelle iconographie, sur laquelle on peut s’appuyer pour créer un nouveau type d’histoire. Il y a une différence entre la réalité de ces gars qui tiraient à bout portant et ce qu’on voit dans les films, cette manière de tirer de Kirk Douglas dans L’Homme qui n’a pas d’étoile de King Vidor, par exemple. Le détail du flingue qui éclate en pleine main constitue un élément narratif très intéressant. De même, pour ces situations où les gars se tiraient dessus sans voir le truc partir… Après, il y aura forcément des éléments communs à Giraud, tout comme on trouvera des éléments communs à Giraud et Gijé. Dans le dessin réaliste, on s’inscrit toujours dans une filiation.

Vous évoquiez un nécessaire retour à la source, et justement, dans votre parcours personnel, il y a un instant fondateur qui concerne un sourcier et qui explique la pratique de votre trait vibrant.
Cette expérience fait partie des choses qui m’ont éclairé sur la capacité qu’a le dessin lui-même. Un jour, je me retrouve avec ce sourcier dans son atelier. Il m’annonce qu’on va chercher une source à proximité. Je m’apprête à partir sur le terrain et là, il me dit que ça n’est pas nécessaire, que le travail de recherche va se faire dans son atelier. Il prend une feuille de papier, et dessine le plan du terrain à explorer. Il passe ses baguettes sur la feuille de papier. À l’emplacement où devait se situer l’eau, les baguettes se sont retournées. Quand nous nous sommes rendus sur le terrain, ça correspondait bien à l’endroit qui avait été indiqué sur le papier. Je me suis dit : c’est incroyable, le dessin vaut pour la chose. Il n’est pas uniquement une représentation, c’est la chose même ! De même, quand on dessine, nous ne sommes pas non plus dans la simple représentation, nous évoquons constamment des aspects de nous-mêmes. Quand Corentin [il désigne le dessinateur en face de lui] représente un arbre, une femme, un homme, etc., ces figures deviennent l’arbre pour lui, la femme pour lui, l’homme pour lui, c’est le héros pour lui, c’est le méchant pour lui. Nous, notre travail, c’est d’agir sur nous-mêmes en utilisant les représentations extérieures du monde.

Quelle distance mettez-vous par rapport au dessin que vous réalisez et qu’est-ce qui vous permet de dire qu’il s’agit d’un bon dessin ?
Il est bon quand il est juste, et la meilleure manière d’obtenir cette justesse, c’est justement de réduire cette distance entre ce dessin et vous. Le dessin est juste parce qu’il est homogène par rapport à l’intention. Si entre cette intention et la production du dessin, il y avait la moindre hésitation ou approximation, on perdrait en justesse. Il ne sera plus l’expression de cette intention. Le dessin constitue une image mouvante. On se rend compte que la réalité objective nous échappe en permanence, et on est désespéré de constater à quel point elle nous échappe. Le seul moyen par lequel nous pouvons réussir à dépasser ce constat, c’est de s’appuyer sur la culture commune du dessin, donc sur les contemporains, mais aussi sur les grands anciens. Nous allons essayer des choses, mais comme celles-ci nous échappent, nous empruntons alors des points de fixation qui nous ont été transmis. Il faut donc osciller entre cette tentative de fixation et l’impermanence des choses que nous cherchons à représenter.

Dans ces choses qui vous échappent, y en a-t-il auxquelles vous ne souhaitez pas vous confronter, qui vous font peur ou qui, malgré tout, continueront à vous échapper ?
Cette confrontation à la réalité, on peut la résumer comme un aller-retour constant. Cette réflexion sur la pratique du dessin est menée quotidiennement, ce qui n’empêche pas un plaisir inouï. Quand on est dessinateur, on cherche à faire du dessin et au bout d’un moment, il y a une inversion : c’est le dessin qui se fait à travers vous. Vous êtes possédé par lui et vous découvrez donc le plaisir de l’état de dessiner. Il faut maintenir cet état-là.

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Vous-même, Corentin, menez-vous une réflexion équivalente ?
Corentin :
Au côté de François Boucq, mon apprentissage est plutôt technique. Il porte sur des principes de narration assez précis.

Qu’est-ce qui vous a frappé chez Corentin ?

François Boucq : Tout d’abord, je ne devrais pas le dire en sa présence, mais c’est un bon dessinateur, très prometteur… Mon propos n’est pas d’intervenir sur son dessin. Il a son vocabulaire, sa manière de voir les choses, mais là où je peux lui apporter quelque chose, c’est dans l’ordonnancement de son récit. On peut être bon dessinateur, mais il s’agit d’être bon dessinateur de bande dessinée, ce qui veut dire être capable de raconter une histoire.

Je cherche à lui faire prendre conscience des pièges qu’on peut placer dans ses propres images, du fait de l’activité de l’inconscience. Parfois la partie inconsciente qui s’exprime vient créer des perturbations, et peut conduire le lecteur dans des voies qui ne sont plus celles du récit. Je lui ai fait la démonstration récemment d’un cercle vicieux créé involontairement par un dessinateur. Si on ne fait pas attention, l’œil peut être piégé dans des formes, il va suivre d’autres lignes de force dans la page et il faudra un effort supplémentaire au lecteur pour retourner au récit. Ce que j’explique à Corentin, c’est que chaque élément doit être posé l’un par rapport à l’autre et qu’on doit favoriser un flux naturel.
Corentin : François m’a fait prendre conscience de compositions en mouvement, au cœur même de la page, afin d’éviter les impasses dans lesquelles on peut s’enfermer.

Si on replace les choses dans une perspective historique, alors que le peintre a quitté la figuration depuis les années 20, celui qui appréhende le réel par le dessin aujourd’hui, c’est bien le dessinateur de bande dessinée.

François Boucq : Je suis complètement d’accord avec ça. Prenons Mondrian, un cas typique, le Mondrian des débuts et le Mondrian de la fin. Celui de la fin est très intéressant intellectuellement, mais il me semble stérile dans ce qu’il m’apporte visuellement. Par contre, le moment où Mondrian est intermédiaire et où il n’a pas encore adopté sa théorie radicale qui lui fait peindre des tableaux géométriques, ce moment où il est en train de s’épuiser en essayant de saisir la structure des arbres, là, il est beaucoup plus fertile. Il est encore dans une tentative de représentation figurée, et en même temps pas seulement. Il se trouvait à l’endroit où l’on se trouve aujourd’hui, nous autres, dessinateurs de bande dessinée, à la fois dedans et pas dedans, à la limite parfois de l’abstraction. À partir du moment où l’on admet que le réalisme absolu est impossible, nous n’exprimons qu’une vision de la réalité. C’est la même chose pour la photographie, cette sorte de cannibalisme du réel. [Commentaire amusé du photographe Pascal Bastien, en train de se préparer : « Il ne va pas être déçu ! »] Ça n’est qu’une manière de voir la réalité qui entre en résonance avec l’expérience de celui qui en témoigne. On pense souvent à cet extrait de L’Évangile selon St Jean : « Au commencement, était le verbe. » [Jn 1,1] On prend le verbe pour le mot, mais c’est une erreur. Le verbe est intention. La perversion de l’approche conceptuelle contemporaine, c’est de ne réduire cette intention qu’au mot, alors que le verbe doit s’incarner dans la chair pour exister. À ce titre, l’une des plus belles manières de permettre cette incarnation, c’est le dessin.

Propos recueillis par Emmanuel Abela et Olivier Bombarda
Photos : Pascal Bastien

Derniers albums : François Boucq et Alejandro Jodorowsky, Bouncer – Tome 7 : Cœur Double, Les Humanoïdes Associés
Corentin et Sam Timel, Milan K. – Tome 1 : Le Prix de la Survie, Les Humanoïdes Associés.

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