Joseph Béhé, la traversée du temps

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Le dessinateur strasbourgeois Joseph Béhé est revenu cet été sur le devant de la scène grâce à la réédition de Pêché Mortel. Une sortie événement pour une œuvre qui n’est pas passée inaperçue dans les années 1990, avec quelque 30 000 exemplaires vendus ! Béhé, incontournable, se prête au jeu de l’interview devant un café, avec une vraie passion pour son art. Un art devenu majeur et qu’il pratique avec la même envie.

Qu’est-ce qui a motivé cette réédition 20 ans après ?

Joseph Béhé : Ça fait partie de la politique de Glénat de ressortir d’anciennes séries qui étaient terminées et pour lesquelles on espère trouver un nouveau public. Depuis les années 2000, le fond n’est pas renouvelé aussi facilement qu’avant… Donc par ce biais, ça permet d’avoir 3-4 albums pour le prix d’un seul. J’estime que c’est une très bonne idée et je suis très content de pouvoir faire ça. Cela va rapprocher ce livre d’un roman graphique, quelque chose d’entier qui a un début et une fin, ce qui était notre volonté au départ. On l’avait découpé en album parce que les éditeurs le publiaient comme ça… Là il ressort comme je le voulais.

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A la relecture, on a le sentiment que cette histoire reste d’actualité… Elle a totalement traversé le temps !

Merci ! C’était totalement de l’anticipation dans les années 1980… À cette période est apparu un nouveau virus, le sida. On ne savait pas comment il se transmettait, c’était assez anxiogène… Et très rapidement, l’extrême droite a prôné des mesures d’urgence, l’enfermement des malades… C’est incroyable comme une maladie peut faire l’objet d’une stigmatisation aussi féroce, aussi puissante. Dans les années 1940, c’était le fait d’être juif, et là c’était par le simple fait d’être malade. L’idée est partie de là.

Et vous poussez le concept à l’extrême avec le ghetto de Strasbourg…

Voilà. On a tout exagéré. Il y a une milice d’extrême droite qui terrorise la population, qui prend en charge la sécurité avec ce slogan : « Santé, sécurité, sauvegarde ». Ce sont des thèmes qui sont de nouveau à l’honneur aujourd’hui. C’est une recette éternelle pour accéder au pouvoir : vous faites peur aux gens et ils votent pour vous pour remettre les choses en ordre.

Là, on s’était inspiré du nazisme, des années 1940, on a repris des discours d’Hitler en changeant quelques mots, en remplaçant « juif » par « malade »… C’est l’une des raisons qui fait que ça reste d’actualité, parce que dans dix, quinze ou vingt ans, les fascistes se serviront toujours des mêmes ressorts.

Placer l’histoire à Strasbourg, avec son passé, rajoute-t-il de la force au propos ?

Au départ, l’idée aurait pu se transposer dans n’importe quelle ville. On l’a fait à Strasbourg parce que c’était notre premier scénario et c’était plus facile d’imaginer les scènes dans des endroits qu’on connaissait. On s’est rendu compte de la pertinence de Strasbourg il y a juste quelques mois quand le docteur Federmann s’est penché sur la préface, lui qui connaît bien Strasbourg et son Histoire et tous les rapports troubles des années 1940. Il a mis en lumière des choses qu’on essaye de mettre sous le tapis.

Avez-vous l’impression que ce scénario a plus de force aujourd’hui qu’au moment de sa sortie ?

C’est difficile à dire. On l’a écrit au moment où il y avait une urgence pour nous. Aujourd’hui c’est différent. Il y a des idées qui se diffusent lentement dans la société et j’estime que c’est encore plus urgent aujourd’hui… Après, c’est aux lecteurs et aux journalistes de le dire.

N’est-ce pas le propre des grandes œuvres de durer dans le temps ?

Je ne peux évidemment pas le dire comme ça, mais je me rappelle que quand on l’a écrit, on a voulu faire de ce récit quelque chose de solide scénaristiquement. On a énormément travaillé les personnages, les situations, la montée progressive du suspense au long des quatre chapitres de cette histoire, et ça je pense qu’on la à peu près réussi. Ça tient la route. De l’intérieur, on a voulu que, quel que soit le contexte, ça reste fort d’un point de vue des personnages et de la narration.

Vous avez frappé très fort dès votre premier scénario. Certains se cherchent un peu, sortent deux ou trois œuvres qui passent inaperçu avant d’exploser. Vous, vous avez réussi une grande BD tout de suite. Est-ce parce que le sujet vous tenait particulièrement à cœur ?

J’avais commencé par être illustrateur jeunesse et je maîtrisais à peu près le langage texte-image. Quand on s’est mis au scénario, on s’y est mis de manière extrêmement sérieuse. On a lu des tas de bouquins sur les scénarios, on a construit ça très minutieusement, on a fait lire à beaucoup de gens, et je pense que la formation des Arts Décoratifs de Strasbourg nous a grandement aidés.

Combien de temps s’écoule entre le moment où vous vous dites « On va faire une BD avec ce scénario » et sa sortie ?

Le premier chapitre nous a pris trois ans : deux ans pour l’écriture, un an pour le dessin. Puis pendant quatre ans on a travaillé sur « Double Jeu » avant de revenir à ce projet pour les trois derniers chapitres. Le souvenir de tout ça est très présent. Les personnages deviennent au fil du temps des cousins éloignés, on pourrait les mettre dans n’importe quelle situation. La famille est nombreuse maintenant ! (rires)

On a affaire à une histoire très cinématographique. On l’imaginerait parfaitement portée à l’écran…

Il y a eu deux tentatives ! Robert Enrico (Le Vieux Fusil, césar du meilleur film 1976, ndlr) nous a rencontrés un jour, on a longuement discuté, on a même évoqué les pays dans lesquels on pourrait tourner… Finalement, ça ne s’est pas concrétisé, comme beaucoup de projets cinématographiques. Et ensuite, il y a un assistant de Claude Lelouche qui a repris le scénario pour le réécrire de manière plus « cinéma », et là non plus, ça n’a pas abouti.

Revenons à cette réédition. Les couvertures et même le dessin ont un peu changé par rapport à la version originale.

Les chapitres originaux ont été publiés en format BD traditionnel. Quand Vents d’Ouest a parlé d’une réédition en plus petit format j’ai tout de suite compris que ce ne serait pas possible de les sortir tel quel : impossible qu’en huit heures d’imprimerie ils aillent me flinguer quatre ans de boulot ! Il fallait redessiner cet album pour qu’il soit agréable à lire en petit format. Tous les plans généraux, toutes les grandes vignettes, je les ai amenés « bord-cadre » et j’ai dû agrandir quelques gros plans, puisqu’en petit format, ils ne font plus le même effet. C’est comme au cinéma : les films qui passent bien à la télévision, ce ne sont pas ceux qui passent bien sur un grand écran. J’en ai aussi profité pour refaire un peu les tons des couleurs. Toutes les bulles ont aussi été agrandies pour que la typo rentre… Il y en a des milliers ! J’ai passé trois mois à plein temps là-dessus. Il y a quand même 210 pages… Je suis content parce que ça ressemble à ce que je cherche quand je vais fouiner dans une librairie. Ce travail est destiné à être invisible : le nouveau lecteur qui arrive n’est pas sensé savoir tout ce qui a été fait ! Les libraires me disent que ça marche plutôt bien, donc je suis content !

On va conclure sur l’actu… Un projet en cours ?

Je suis sur les dernières pages du Tome5 – le dernier – du Légataire. C’est une série parallèle au Décalogue… C’est une aventure de dix ans avec Frank Giroud qui s’achève… C’est incroyable. Et
ensuite je ferai un one-shot qui se passe en Afrique de l’Ouest aux XVIIe, XVIIIe siècle, sur fond d’esclavage, un univers totalement différent !

Propos recueillis et photo par Sébastien Ruffet
Site : www.josephbehe.net

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